La vieille valseuse

Oui, bon, je poste beaucoup en ce moment. Mais bon, j'ai le droit parce que le forum n'est pas très actif. Puis je suis modo alors j'ai du pouvoir.
Voici donc un texte très court, qui m'est venu à l'écoute d'une musique (pour changer) que vous trouverez ci-dessous.
Bonne lecture !

***

La grand parking de béton était plongé dans le silence nocturne depuis quelques heures déjà. Abandonné depuis quelques mois, il était devenu le repère de ceux qui appréciaient ce toit de fortune qui, s'il laissait passer le froid, les protégeait de la pluie le temps de quelques jours. Avant qu'ils ne soient chassés. Pas un bruit ne vint perturber la nuit avant que Mirna n'explose d'un soudain rire joyeux. Sa voix, que la cigarette et l'alcool avaient rendu grave et rauque, résonna entre les murs gris :

***- Moi j'te dis mon Albert... Un jour on partira d'là ! Ouai ! On voyagera, loin d'ici. On est pas fait pour pourrir sur cette vieille couverture. Nous, on est de vieux baroudeurs, moi j'te l'dis !

Mirna plongea son regard bleu clair dans le vide et laissa apparaître entre ses rides un grand sourire édenté.

***- Un jour on s'foutra plus de nous, on ira au bout du monde mon Albert, c'est moi qui t'le dis. Quitte à finir à la rue, on en trouvera une belle, même si faut marcher un sacré paquet de kilomètres. On ira là-bas, chez les British, ils sont bien élevés eux. On se calera sur les bancs de leurs grandes églises, et on sera réveillés par leur grande horloge. J'suis sûre que t'aimeras le son qu'elle fait mon Albert, ça ouai. Héhé. Mais tu sais c'que j'voudrais faire le plus moi ?

Mirna n'attendit aucune réponse et se leva avec difficulté de sa petite couverture mangée aux mites. Elle se dressa tant bien que mal et écarta les bras.

***- Un jour j'voudrais qu'on aille danser ! Ouai, dans un grand bal là-bas, j'sais plus trop où. Là où on met d'belles robes.

La vieille femme pencha la tête vers sa tenue, composée d'une grande jupe trouée, d'un vieux t shirt, d'un châle et de baskets dénichées dans les bennes où elle faisait la plupart de ses trouvailles.

***- Ouai bon, c'est sûr, on peut pas dire que j'sois un princesse avec ma culotte de ch'val et ma démarche de dindon. Mais on s'en fout nous. Même s'ils nous laissent pas entrer, on restera tout près. On frôlera les murs pour entendre leurs belles valses et on dansera toute la nuit.

Et à nouveau, Mirna explosa de son rire joyeux. Maladroitement, le dos courbé, elle se mit à tournoyer, seule entre les places de parking. Ses pas résonnèrent au rythme de la valse qu'elle était la seule à entendre. Une à une, les couleurs de la salle de bal pénétrèrent par les grandes entrées pour glisser contre les murs et prendre la forme des grandes fresques que l'esprit de la vieille dame n'avait peine à imaginer. Alors qu'elle poursuivait sa danse, du plafond jaillit un lustre si grand qu'il illuminait à lui seul l'immense salle de réception. Puis Mirna stoppa quelques secondes sa danse pour agripper des deux mains sa vieille jupe grise devenue robe de soie et faire la révérence à ces couples princiers qui venaient la saluer et admirer la grâce de ses pas. Et Mirna se remit à tournoyer, encore et encore. Elle sentit ses doigts glisser entre ceux d'Albert qui la contemplait avec tendresse et enchaînait avec une dextérité insoupçonnée les pas de la valse.
Puis peu à peu, Mirna ralentit la cadence. Peu à peu, tout s'effaça. Les invités, sa belle robe, le grand lustre, les fresques... Albert. Tout s'envola en une multitude de volutes colorées, et le gris récupéra ses droits sur la réalité. Quelques secondes durant, la vieille dame reprit son souffle en contemplant d'un regard mélancolique le grand parking de béton. Puis elle se tourna, et marcha d'un pas lent vers sa couverture. Mais avant de s'y rassoir, elle se pencha sur l'homme allongée à côté d'elle. Elle s'essuya les yeux d'un revers de manche, et remonta sur ses épaules un morceau de tissu avant d'afficher un sourire triste.

***- Il y a trop longtemps que tu dors, mon Albert. Tu devais être fatigué. Mais j'te promets qu'à ton réveil, on partira d'ici. J'te promets qu'toi et moi, on ira danser.