Il était une fois un jeune paysan qui, de mémoire d’homme, avait toujours eu fort bonne réputation. Il était aimable, généreux et n’avait pas peur de travailler aux champs des jours durant malgré le soleil brûlant et la fatigue. Samuel avait toujours fait le bonheur de ses parents.
Sa beauté, quant à elle, n’avait d’égale que celle de sa sœur jumelle, que l’on ne désignait plus que par le nom de Bella. Les boucles dorées et la peau lisse et parfaite de la jeune fille faisaient parler d’elle jusqu’à la Cour. Voilà pourquoi le Roi, souffrant, appela son unique fils et successeur au pied de son lit suite au bilan alarmant de son médecin.
- Mon fils, mon règne s’achèvera d’ici peu de temps…
- Père…
- N’aie crainte, tu ne seras pas seul dans la lourde tâche qui t’attend. Seulement, tu connais les règles, tu ne peux gouverner seul.
- Vous savez pourtant que nulle jeune fille du royaume ne me convient…
- Il y en a une que tu n’as pas rencontrée… Une paysanne dont la grâce dépasse celle de toutes les dames de la Cour réunies. Fais en ta reine.
Résigné à suivre les dernières volontés de son père mourant, le Prince fît appeler son plus fidèle chevalier.
- Galope mon ami, lui ordonna-t-il. Galope et ne t’arrête que lorsque tu auras trouvé la légendaire Bella.
Le chevalier, ravi de cette expédition, s’en alla trouver la jeune fille dont il avait entendu parler maintes fois en des termes fort élogieux.
Les semaines passèrent, et le Prince resta sans nouvelles de son serviteur. Une lettre lui parvint malgré tout, quelques temps plus tard :
"Tant de beauté me transperce le cœur. Je ne puis me résigner à revenir au château, et assister impuissant à votre union. Adieu."Furieux mais intrigué, le Prince convoqua le plus sage de ses chevaliers.
- Ton prédécesseur a été trop faible pour ne pas faillir à sa tache, déclara-t-il. J’ai confiance en ton sang froid. Galope et va donc quérir cette beauté que l’on nomme Bella !
Persuadé de la réussite de ce nouvel émissaire, le Prince eût la surprise de recevoir une nouvelle lettre, quelques semaines plus tard :
"Tant de beauté me déchire l’âme. Je ne puis admettre l’idée de servir une Reine que je voudrais pour épouse. Adieu."Résigné, le Prince envoya de nouveaux chevaliers, un à un. Aucun ne revint.
C’est ainsi que, décidé à éclaircir le mystère entourant cette beauté, le Prince entreprit lui-même le voyage. Il galopa des jours durant, avant de trouver le village. A son arrivée, il fut aussitôt reconnu, et les habitants lui dressèrent une haie d’honneur jusqu’à la chaumière où demeurait Bella. Il frappa trois coups à la porte, suite à quoi il fît face à un couple de paysans, qui s’inclinèrent aussitôt.
- Madame, Monsieur, déclara solennellement le Prince. C’est pour vous rencontrer que j’ai parcouru les terres hostiles des contrées de Nulle Part. Je suis Prince de l’un des Royaumes de ce monde, et souhaiterais vous demander la main de votre fille.
La vieux paysan s’inclina si bas que son nez pouvait toucher le sol.
- C’est un tel honneur, un tel honneur ! s’exclama-t-il.
Ce fut à cet instant que la porte de derrière grinça, laissant apparaître dans l’encadrement la jeune fille à propos de laquelle tout le Royaume s'extasiait. La jeune fille qui avait provoqué la perte de tant de chevaliers.
Habituellement courtois, le Prince ne put émettre le moindre son. Après tout ce voyage, tous ces récits, il la voyait enfin. Mais étrangement, le sentiment auquel il s’était attendu ne vint pas. Son cœur ne fut pas transpercé comme l’avait été celui de son plus fidèle chevalier, et son âme ne fut pas déchirée le moins du monde à la manière de son plus sage serviteur. Bella portait bien son nom, certes. Ses longs cheveux dorés et sa peau douce et pure avaient de quoi ravir plus d’un homme… Mais bien qu’en ayant conscience, le Prince n’avait en aucun cas envie d’en faire sa Reine.
Les parents de la jeune fille, prenant le silence du Prince pour l’émerveillement auquel était habituée leur enfant, sourirent et amenèrent doucement cette dernière vers son futur époux.
- Incline toi donc, mon enfant, la somma son père d’une voix douce. Le Prince de notre Royaume en personne est venu demander ta main !
Bella, innocente et fragile, baissa la tête et afficha un sourire ravi. Embarrassé par cette situation à laquelle il ne s’était attendu, le Prince chercha quelconque diversion.
Ce fut à cet instant que la porte grinça à nouveau et que pénétra dans la pièce Samuel, frère jumeau de Bella. A l’instant même où le Prince posa les yeux sur ce visage doré par le soleil, son visage s’empourpra. A sa grande surprise, la vision de ce paysan lui procura les sentiments qu’il n’était parvenu à ressentir à la vision de Bella. Samuel posa son regard bleu sur lui et, surpris, s’inclina, sans pour autant le quitter des yeux. Décontenancé, le Prince ne s’encombra pas d’une quelconque politesse, et s’enfuit de la chaumière.
Le Prince galopa des jours durant. Après réflexions, l’explication du déroutant sentiment éprouvé à la vue du paysan lui vint à l’esprit : il ne pouvait être autre qu’un sortilège. Seul un magicien ou une enchanteresse pourrait lui porter secours. C’est ainsi qu’il se dirigea au plus vite vers le village le plus proche. A ses portes, le Prince prit soin de se cacher sous une capuche afin de ne pas être reconnu par des habitants trop curieux. Rapidement, il eut confirmation que ce village était doté d’une sorcière. Sans hésiter, il s’y rendit une fois la nuit tombée, et frappa trois coups. Sans même avoir pris le temps d’ouvrir, la sorcière répondit, d’une voix lente :
- Entrez donc mon Prince…
La porte tourna dans un grincement sonore.
- Comment avez-vous su ?
- N’oubliez pas qui je suis mon Prince…
La sorcière, vêtue d’une cape noire, semblait âgée de plusieurs siècles tant sa peau était ridée et ses cheveux gris. Le Prince la mit alors au défi :
- J’imagine donc que vous n’avez nul besoin que je vous expose mon problème ! Vous n’aurez aucune difficulté à le deviner ! s’exclama-t-il.
- En effet, répliqua calmement la vieille femme. Je préfèrerais cependant que vous le formuliez vous-même.
Le Prince la toisa quelques instants puis exposa son soucis.
- Je suis fort embarrassé. Alors que j’étais parti à la rencontre d’une jeune paysanne à la beauté parfaite pour en faire ma Reine, j’ai éprouvé nul sentiment à son égard.
Le Prince stoppa là son récit. La sorcière, qui n’était pas dupe, l’observa sans ciller jusqu’à ce qu’il continue. Perdant toute contenance, le Prince bredouilla :
- Vous… vous connaissez mon désarroi… Comment expliquer cet étrange sentiment…
- Vous vous êtes épris du frère de la jeune Bella, à la beauté toute aussi reconnue, déclara calmement la sorcière.
- Foutaise ! s’écria le Prince, vexé. Un homme ne peut s’éprendre que d’une femme !
Toujours persuadé d’être victime d’un malveillant sortilège, le Prince ordonna à la sorcière de le guérir au plus vite. Cette dernière lui répondit :
- Je connais parfaitement les raisons de votre état, déclara-t-elle. Mais je ne peux vous donner la solution.
- Qui le peut, dans ce cas ? interrogea le Prince.
- Les vastes contrées de Nulle Part sont gouvernées par de nombreux Rois, déclama la vieille femme. Galope jusqu’au Royaume des Trois Tours. Là réside la solution à ton problème.
Peu connaisseur des Royaumes parsemant Nulle Part, le Prince en parcourut bon nombre des semaines durant. Au cours de son périple, il interrogea paysans, magiciens et chevaliers qui lui répondirent tous la même chose : « Au Nord, bien plus au Nord mon Prince ! ».
Alors qu’il aperçut enfin le château aux Trois Tours, centre du Royaume du même nom, le Prince songea au paysan, qui n’avait probablement pas conscience des soucis qu’il causait à cet instant même. Mais à son grand désespoir, le sentiment ressenti des semaines auparavant ne s’était pas estompé, et il ne parvint à ressentir quelconque rancœur envers le jeune homme. Ce qui changerait sitôt le sortilège inversé.
Le Prince galopa vers le château, impatient d’en finir avec ces histoires. Face aux grandes portes de bois, deux gardes le stoppèrent.
- Je vous somme de me laisser passer, déclara le Prince. J’ai accompli un éprouvant périple afin de rencontrer votre Roi.
A son grand étonnement, les deux gardes l’autorisèrent aussitôt à franchir la grande porte, et le conduisirent jusqu’à leur Roi. Celui-ci trônait dans une salle hautement colorée, où troubadours et bardes se côtoyaient pour déclamer légendes et chants d’ailleurs et d’autrefois. Trônant au milieu de la salle, le Roi dansait, peu préoccupé de la contenance nécessaire à son statut.
- Ne serait-ce pas un Prince que j’aperçois là ? s’exclama-t-il, ravi, en apercevant son invité.
- C’est exact, répliqua ce dernier, embarrassé. J’ai été envoyé par une sorcière résidant bien loin d’ici. Il semblerait que vous soyez la solution à un problème des plus délicats.
Le Roi parût intrigué, mais son sourire ne quitta en aucun cas son visage.
- Je vous écoute ! déclara-t-il.
Plus embarrassé encore que face à la sorcière, le Prince expliqua :
- Il se trouve que j’éprouve des sentiments plutôt déconcertants pour… un représentant de la gente masculine.
A la grande surprise du Prince, le Roi le gratifia d’une tape dans le dos.
- Toutes mes félicitations ! s’exclama-t-il. Quand célébrerez-vous vos noces ?
- Nos noces ? Mais… nous ne pouvons nous marier ! Seuls un homme et une femme le peuvent ! Car seuls un homme et une femme peuvent s’aimer !
Pour la première fois, le Roi fronça les sourcils.
- Qui donc vous a enseigné telle sottise ? interrogea le Roi.
- Personne ! répliqua le Prince. Il en est ainsi depuis toujours ! Il advient donc de croire qu’il s’agit là de la vérité !
Le Roi éclata d’un rire tonitruant.
- Avez-vous songé que vous ayez pu vous tromper ? interrogea ce dernier.
- Bien sûr que non ! répliqua le Prince. J’ai forcément été victime… d’un sortilège !
Le Roi rit de plus belle.
- Je commence à saisir pourquoi cette sorcière vous a envoyé vers moi ! Sachez que les règles du Royaume des Trois Tours se limitent à la punition des criminels.
Notre peuple est libre en tout point de régir sa vie comme il le souhaite. Ainsi, nous avons décidé d’abolir le mot « normal » de notre dictionnaire ! Il n’existe pas pire bêtise que de s’interdire de vivre et d’aimer pour correspondre à une règle !
Le Prince ne sut que répondre. Le Roi poursuivit son explication.
- Sans règle, nous aimons qui nous le souhaitons. Nous vivons comme nous le voulons ! Vous vous trouvez dans un Royaume gouverné par deux Rois !
- Vous voulez dire que je ne serais pas victime d’un sortilège ?
- Bien sûr que non ! déclara fièrement le Roi. A présent galopez aussi vite que votre cheval vous le permettra et allez annoncer qu’il est possible de vivre autrement !
A son retour au château, le Prince constata à quel point il était terne et sans joie. Le dirigeant du Royaume des Trois Tours était-il dans le vrai ? La vie pouvait-elle être différente ? Meilleure ? Animé d’un étrange sentiment de liberté, le Prince, devenu Roi suite au décès de son père durant son périple, clama au peuple l’histoire du Royaume des Trois Tours. Face à l’enthousiasme général, il se décida à avouer les motivations qui l’avaient mené à entamer ce voyage.
- Du changement ! s’écria-t-il face à la foule. C’est ce dont nous avons besoin. Acceptons que la vie puisse être différente, nous n’en serons que plus heureux !
Les années suivantes, le Royaume prit goût à cette nouvelle manière de vivre, et découvrit les joies et richesses que pouvaient entraîner une vie différente. Touché par le discours du nouveau Roi, le paysan Samuel se rendit à la Cour. Laissant cours à ses sentiments, le Roi retourna chez Bella, et demanda cette fois la main de son frère à ses parents.
Ainsi, tous deux vécurent heureux et adoptèrent beaucoup d’enfants…
MORALE
Voyez-vous, en voyageant ailleurs, le Prince a découvert que les lois avaient été inventées par les Hommes pour instaurer une quelconque normalité. Ainsi, si chaque Royaume adopte des règles opposées, la normalité est différente à chaque fois.
Il faut donc admettre que la dite normalité n’existe pas. Moquez vous donc de ce que vous êtes. Souciez vous uniquement d’être heureux.