24 Hours
Qu'est-ce vivre
Lorsque tu te livres
A un combat de non-sens
Qui tout entier te lance
Te déchire en lambeaux
Et t'en fera son tombeau?
***
Les feuilles s'envolèrent, tourbillonnant au gré du vent, et tombèrent au sol avec cette lente fatalité qui leur est caractéristique. Ce tapis chatoyant de diverses couleurs chaudes étouffaient ses pas. Une marche hésitante, sans but, qui venait déranger le processus de l'agonie de la nature. Un silence quasi mortel l'enserrait et l'étouffait, comme s'il l'écartait tout doucement du monde réel, vivant. Il s'arrêta un instant, contempla la cime des arbres qui lui déversaient leur pluie saisonnière.
Ses yeux azur chargés d'une tristesse corrosive pesaient de leur profondeur un éternel questionnement existentiel; ayant l'air de demander à la nature de lui répondre et de le rassurer. Seule une brise légère emplie de feuilles osa lui caresser le visage. Il crut entendre dans son chuchotement la voix de sa mère. Ses yeux brillèrent de l'éclat de larmes contenues. Quoiqu'il fisse, sa vie le hantait. Une vie à laquelle il tentait d'échapper ---- à jamais.
Le soleil déclinait, baignant le ciel de ses derniers rayons chaleureux. Il perdit pied, erra, à s'enivrer les poumons d'un air frais qui les lui brûlait. Son esprit ne se figeait pas. Il allait plus vite que ses pieds. Il eut bien envie de pleurer, hurler, se griffer ou...il ne savait plus à force. Il se contentait de marcher au fil d'envies spontanées. Il ne prêtait nullement attention à ce qui l'entourait; se protégeant de toute agression possible. Parfois, il murmurait des mots ou alors des phrases, comme s'il se parlait à lui-même, comme s'il tentait d'extirper toute angoisse du siège de sa pensée. Son coeur était lourd. Il se sentait usé par les épreuves de la vie.
Il jeta un oeil à son image à travers l'eau d'une fontaine. Il eut le besoin de pleurer face à ce qui ne semblait plus qu'être l'ombre d'un jeune homme de vingt-quatre ans. On aurait dit un cadavre que quelqu'un aurait sorti et dépoussiéré, puis qui l'aurait jeté tel une marionnette sur la scène de la vie.
Il cligna les yeux longuement pour chasser ce portrait de sa mémoire et poursuivit sa route. Cette fois-ci, il savait où aller. Son pas se fit un peu plus sûr. Le dos voûté, il rasait les murs, essayant vainement de se fondre dans le décor dès qu'il croisait un autre passant. Il ne les dévisageait pas. Eux si. Il sentait leurs regards lui brûler la peau tant leur fixation était intense. Le reste, ce fut comme remonter à la surface le plus rapidement possible pour respirer à nouveau. Ses yeux le picotaient.
"Ne t'effondre pas, ne t'effondre pas, ne t'effondre pas. Pas maintenant. Pas en public."
Le portail s'offrit à lui. Il l'ouvrit et le ferma avec autant de délicatesse que s'il avait été fait de porcelaine. Il entendit clairement ses pas qui crépitaient au contact du gravier. Il monta quelques marches et ouvrit la porte d'entrée. Il avait toujours envie de pleurer ou d'autre chose. Il ne savait pas encore quoi privilégier en premier.
La chaleur, la lumière, la vie l'agressaient. Il se sentait froid, vide, parasite. Il vacilla. De chagrin, de faim peut-être. Il avait mal. Il se tut, se mordant la lèvre inférieure.
-Vincent, s'exclama une voix féminine, douce, familière, maternelle même.
Il resta figé en plein milieu du hall, tel une bête prise au piège. Il ne savait pas quoi faire, ni dire. Au final, sa tante finit par le dénicher là, ne le voyant pas arriver, ni n'entendant un bruit quelconque. La première chose qu'il vit sur elle fut une inquiétude dissimulée avec peine. Il avait éteint son portable pendant sa promenade. Puis, il nota la fatigue qu'elle avait accumulé toute la journée, le tablier noué autour de la taille indiquant sa dernière activité, la vigueur de ses jeunes années qui s'estompait peu à peu avec le temps. Et elle sentait la soupe. Il pouvait se faire une image mentale de son travail de A à Z et dans l'ordre, puis de la liste complète des ingrédients.
Elle l'interrogea du regard. Lui détourna le sien. Elle ne saura rien de ce qu'il avait fait de son après-midi.
- Le repas est presque prêt. Tu as le temps de quitter tes chaussures et de te laver les mains.
Sa voix était douce et calme. Il quitta ses chaussures et glissa ses pieds dans ses pantoufles, tandis qu'elle fit demi-tour vers la cuisine. Il monta l'escalier et se dirigea vers la salle de bains. Puis, il fit quelques pas en arrière et s'enferma dans sa chambre. Il s'allongea sur son lit et se demanda encore s'il allait se mettre à pleurer, hurler ou bien autre chose. Ses yeux se fermèrent. Il fut pris d'un vertige. Sa respiration se fit irrégulière et son coeur tambourinait fort contre sa poitrine, comme s'il cherchait désespérément à s'en échapper à tout prix. Il ouvrit les yeux. Le plafond sembla se déformer et tournoyer, d'abord avec lenteur, puis de plus en plus vite. Il éructa un juron, plaqua une main tremblante contre son front brûlant, referma les yeux un instant. Des pas se dirigèrent vers sa chambre et la porte s'ouvrit.
- Le repas est prêt, annonça sa tante, puis s'avançant elle le vit mieux par la lumière du couloir qui se dispersait dans l'obscurité de la pièce; ça va?
Il réussit juste à secouer la tête.
- Peut-être qu'en mangeant, ça ira mieux, suggéra-t-elle.
Parfois, il aimerait qu'elle le force, l'oblige, lui serre la vis comme s'il avait été son fils.
- Crever serait plus expéditif, marmonna-t-il, les mots lui brûlant la gorge.
Il n'avait pas parlé depuis deux jours. Elle s'assit à côté de lui, patiente, et lui prit une main dans les siennes, plus surprise qu'elle soit glacée. Puis, elle lui caressa le front comme ferait une mère à son enfant. Elle nota qu'il était fiévreux.
- Tu as toute la vie devant toi.
- Je fous tout en l'air...
- Tu oublies tout ce que tu as réalisé.
Enfin, leurs regards se croisèrent. Elle sentait bien que l'espoir et la naïveté, aussi infime avait-elle pu être jadis, avaient disparu depuis longtemps de ces yeux azur qui la toisaient, cherchant en vain quelque chose de normal sur lequel s'appuyer.
- J'ai un peu faim, murmura-t-il au bout d'un moment.
- Viens.
Elle garda sa main dans la sienne, et tous deux descendirent en silence jusqu'à la cuisine, où oncle et cousin l'attendaient depuis son arrivée. La lumière de la lampe du plafond lui brûlait les yeux, et il les ferma par réflexe. Là, il en était sûr: il voulait pleurer. Maintenant. Mais, il n'avait plus de forces.
- Bonsoir Vincent, lui dit son oncle.
Il comprit de même dans le souffle du jeune homme. Il venait d'avoir construit deux phrases avec sujet, verbe et complément.
- Assieds-toi ou tu vas finir par tomber.
"Vogue, vogue petit bateau. Vogue, vogue au loin."
Il entendit une pointe d'exaspération lasse dans le ton de sa voix, en même temps que ce refrain débile. Il obéit docilement en faisant le moins de bruit possible. Il se sentait froid de l'intérieur. Ses mains posées de chaque côté de l'assiette étaient crispées par l'angoisse. Tout le monde s'assit après lui dans un tintamarre révulsant. L'odeur de la soupe bien chaude agressa ses narines.
"Le petit lapin blanc atteignit son terrier en deux bonds, trois mouvements. Eins, zwei. Tic! Tac! L'aiguille poursuit sa route inlassablement. Au point de lui donner le tournis. Drei, vier. Son estomac subit une chaloupe digne de ce nom. Titanic. Il n'a pas aimé ce film. Trop gnan-gnan à son goût. Sarah avait adoré. Les filles quoi. Il lui avait préféré le documentaire. Fünf, sechs..."
- Bon appétit.
Ce son fut comme une déchirure en plein milieu de ses pensées, une agression sinueuse qui se répandit dans tout son corps, qui se braqua pour le coup. Il réalisa qu'il s'était servi d'une louche et avait joué avec sa cuiller en la remplissant et la vidant tour à tour. Il esquissa une grimace qui se voulait sourire pour s'excuser, même si au fond, il ne savait pas trop pour quoi.
- Tu pensais à quoi, lui demanda son cousin.
Vincent soupira. Il allait beaucoup trop vite.
- J'ai de l'allemand qui revient, fut sa réponse.