- Faire remonter la cascade de Rozan, vieux maître ?
Shiryu observait depuis son promontoire cet homme qui lui avait tout appris avec le calme qu’il lui avait enseigné. La demande de son maître était pure folie. Pourtant, s’il lui demandait de réaliser ce prodige, c’est que la chose était possible.
Shiryu, treize ans, était arrivé en Chine dans la région reculée de Jiangxi, aux monts des cinq pics, il y a six années de cela. Son entraînement de chevalier se terminait aujourd’hui même. Aujourd’hui, il devrait repartir en chevalier ou à l’état de cadavre. Telle était la règle, et il en était tout à fait conscient.
Ils avaient été cent à l’époque à être envoyé aux quatre coins du monde afin de suivre une formation de chevalier. Et ils savaient alors que très peu d’entre eux rentreraient au Japon autrement que les pieds devant. Pourtant ils étaient partis.
Ils n’en avaient pas eu le choix. Mais il était fier à présent d’avoir rencontré le vieux maître et d’avoir suivi son enseignement. Avec lui, il avait appris à maîtriser son corps et son cœur, à contrôler ses émotions autant que la puissance de ses coups. Aujourd’hui, il ne regrettait rien, il était fier, heureux, et la mort ne lui faisait pas peur.
Dohko, aussi appelé « vieux maître des cinq pics, observait son jeune élève. Il avait enduré de nombreux tourments, accepté sans jamais rechigner les demandes et exercices de son maître, avait labouré les champs au printemps, médité sous la neige au plus froid des nuits hivernales, était allé chercher des médicaments derrière la montagne lorsque lui-même avait fait semblant d’être malade… C’était un élève dévoué et sincère. Il deviendrait un grand chevalier si seulement il survivait. Son dévouement méritait récompense.
- Shiryu, écoute-moi, mon enfant. Rien n’est impossible. Pour devenir un chevalier d’Athéna, tu vas devoir maîtriser la plus puissante attaque du chevalier du dragon et réveiller sa fureur. Cette attaque, que l’on nomme la fureur du dragon, est le résultat d’une alchimie compliquée qui doit s’opérer dans ton corps et d’une projection de vie de l’intérieur vers l’extérieur. La force que tu as acquise pendant ces années d’entrainement ne représente rien si tu ne parviens pas à maîtriser aujourd’hui la colère du dragon. Elle ne serait qu’artifice face à un véritable chevalier. Tu dois donc chercher le dragon en toi. Le réveiller. L’appeler à toi. Et enfin le libérer. Il n’y a qu’ainsi que tu parviendras à faire s’inverser le cours de la cascade de Rozan.
- Oui, vieux maître.
Dohko regardait cet enfant. Si jeune, si confiant en son maître. Avait-il seulement conscience qu’il risquait la mort ?
Shiryu regardait son vieux maître. Âgé de plus de deux-cent cinquante ans, lui qui était resté assis presque toute sa vie en face de la cascade de Rozan ne ressemblait qu’à un petit vieillard courbé et moribond. Pourtant, ceux qui l’avaient approché de près pouvait ressentir sa grande puissance intérieure. Ce qu’il appelait cosmo-énergie. Si lui, Shiryu, souhaitait repartir avec l’armure du dragon, ce n’était pas pour satisfaire ses ambitions personnelles, ni même pour servir Athéna. C’était en premier lieu pour prouver à son maître qu’il en était digne et le remercier de son enseignement.
Pensant cela, l’enfant sauta de son promontoire et se jeta dans le vide contre la cascade de Rozan, vertigineuse chute d’eau de plus de trois-cent mètres de hauteur. Il concentra toute sa force dans son poing droit et frappa le mur liquide comme jamais. Ses petits poings d’enfant auraient pu aisément envoyer un camion à la casse. L’eau qu’il frappa remonta vers son lit sur plusieurs centimètres, puis redescendit avec encore plus d’acharnement, renvoyant l’apprenti chevalier vers l bassin en contrebas. Sans perdre une seule seconde, l’enfant grimpa à nouveau la roche jusqu’à retrouver sa place sur le promontoire rocheux. Il concentra son pouvoir, s’arma de courage, plongea en avant, frappa, et tomba à nouveau.
Le soleil tombait lentement à l’horizon. Dohko avait regardé tout ce temps le jeune homme s’évertuer à frapper la cascade. Depuis l’aurore. Ses conseils n’avaient pas porté leurs fruits. Il se sentait fatigué.
Loin de montrer un quelconque signe de stress ou d’angoisse face à ce qui lui arriverait bientôt, Shiryu continuait à frapper et à frapper encore. Lui aussi était fatigué, mais de corps, et il agissait de plus en plus inconsciemment, faisant plus d’erreurs de débutant et dévoilant parfois des perles de richesse. Mais la fin était proche.
- Maître, lâcha l’enfant en criant pour se faire entendre par-dessus le bruit de l’eau. C’est impossible !
- Rien n’est impossible, Shiryu. Ce que tu as fait est déjà un miracle.
- Mais je n’y arrive pas !
Dohko, quelques minutes avant la fin du jour, tenta le tout pour le tout et se décida à faire un rappel à son unique élève :
- As-tu oublié que toi aussi tu es cette cascade ?
L’enfant ne répondit rien. Il semblant vraiment ne pas avoir compris. Et il s’assit sur son promontoire, en contrebas du sommet où attendait le vieux maître.
Il ne restait presque plus de temps, et Shiryu pensait.
Je suis moi. Un être humain fait de chair, mais je suis aussi l’air qui m’entoure, je respire l’air de l’occident, mes atomes communiquent avec le monde depuis des temps immémoriaux. J’ai été étoile, j’ai été poussière, j’ai été air, j’ai été terre… j’ai été eau aussi. Si l’eau peut remonter son cours, alors je dois d’abord y croire moi-même, et remonter mon propre cours.
Assis, en pleine méditation à un moment si inopportun, l’élève ne s’occupait plus du temps. Seul comptait désormais la vérité en soi. Et en ce moment même, il cherchait ce qui le rapprochait de la cascade de Rozan, que l’on considérait comme un dragon infini se jetant du ciel vers la terre. Le dragon devait pouvoir remonter et s’envoler.
Shiryu méditait, et sa réflexion évoluait en même temps que son corps agissait. Son rythme cardiaque ralentissait, s’amenuisait, s’amenuisait, s’amenuisait… Et la vérité éclata dans toute sa force brute, implacable, comme un dragon qui s’éveille enfin après mille ans d’inaction !
Une puissance formidable se dégageait du corps de Shiryu. Cet enfant de treize ans aurait à ce moment été capable de détruire une maison sans même la toucher. C’était la force des chevaliers. C’était là la puissance du dragon qui s’était éveillé.
Lorsqu’il se releva, il traça de ses poings la constellation de l’animal légendaire. Les yeux du vieux maître s’ouvrirent davantage.
Se pourrait-il que Shiryu se soit éveillé à la cosmo-énergie ?
L’enfant avait compris que comme la cascade devait inverser son cours, Lui-même devait « être » la cascade et inverser le flux de son propre sang afin de déployer la puissance endormie. « L’alchimie compliquée » dont parlait son vieux maître.
Retenant les battements de son cœur, il se propulsa dans les airs tel l’envol d’un dragon légendaire. Dohko put d’ailleurs voir derrière son disciple l’animal qui prenait son envol. Il retenait son souffle.
Shiryu, dans les airs, arriva au contact de l’eau. Ses poings se placèrent d’eux-mêmes dans la position adéquate, son corps n’était que puissance, le temps n’était qu’instant présent, sa cosmo-énergie s’intensifia jusqu’à son paroxysme, son cœur pompa à l’envers et fit circuler son sang en sens inverse, comme la rivière qui remonterait son cours, comme le dragon qui s’éveillait !
- Rozan ! Sho Ryu Ha ! La phrase avait quitté la bouche de Shiryu aussi naturellement qu’une simple expiration. Il avait libéré le dragon. Son coup de poing avait fendu l’air, frappé l’eau implacable…
Et le cours naturel de Rozan s’inversa. L’eau, qui chutait un instant plus tôt vers son bassin millénaire, avait reçut de plein fouet l’attaque du chevalier sacré du dragon, en communion parfaite avec son environnement. La cascade remontait vers son lit et continua encore plus haut, comme si elle s’écoulait vers le ciel, défiant les nuages et la logique même.
Avant de retrouver sa voie naturelle, l’éclat magnifique du torrent d’eau immortalisa le nouveau possesseur de l’armure sacré en dessinant un dragon dans le ciel.
Puis Shiryu retomba sur son promontoire et l’eau de la cascade de Rozan reprit sa chute. Tout cela aurait très bien pu ne jamais arriver.
- Vieux maître ! J’ai réussi, vieux maître ! criait l’enfant qui désormais n'en était plus un.
- Oui. Athéna a vu en toi un véritable chevalier. Tu peux à présent plonger dans le bassin millénaire où repose l’armure sacrée du dragon, et l’endosser.
Il plongea.
Et lorsqu'il ressortit de l'eau, vêtu de son armure, Shiryu, le chevalier de bronze du dragon, était né.