Le Passeur et le Pirate

Voici le deuxième épisode de la série de nouvelles "Les curieuses aventures d'Alfred Kipps et Mrs Robinson". Je conseille fortement à ceux qui ne l'auraient pas fait d'aller lire, avant de s'engager dans ce texte, le premier épisode qui introduit la série. Vous risquez de ne pas très bien comprendre le principe si vous attaquez directement le deuxième épisode.
Bonne lecture à vous !

***

Alfred Kipps aimait beaucoup sa petite maison. Entre deux missions, il appréciait les crépitements de la cheminée auprès de laquelle il savourait un thé chaud en compagnie de Mrs Robinson, sa fidèle partenaire au pelage noir.
Ce jour là, les deux acolytes, plongés dans une conversation très certainement passionnante, furent interloqués par des cris provenant du rivage. Mrs Robinson se leva d'un bond, guetta la porte avec une pointe d'exaspération tandis qu'Alfred Kipps, plus curieux qu'agacé, ne se fit pas prier pour empoigner sa canne et poser le chapeau melon accroché sur un porte manteau de bois sur la tête. Tous deux sortirent de la maison, et contemplèrent ce que la chatte jugea comme l'élément perturbateur de son après-midi, et son ami comme une passionnante aventure à venir.
Sur le rivage venaient d'accoster trois navires, toutes voiles dehors. Les pirates qui venaient d'en descendre hurlaient et couraient dangereusement vers les deux passeurs, stoïques.

- Oh regardez Mrs Robinson, nous avons de la visite !

Fort peu contaminée par l'enthousiasme d'Alfred, la chatte se contenta de jauger les visiteurs du regard sans ciller, jusqu'à ce que ceux-ci parviennent face à eux. Le Capitaine, à la tête du groupe, se dressa et dégaina son épée. Sa taille et sa carrure avaient de quoi impressionner n'importe quel homme, et son chapeau de pirate forçait le respect. Pourtant, Alfred Kipps se contenta de le gratifier d'un sourire accueillant.

- Bienvenue à vous messieurs ! Que puis-je donc bien faire pour vous ?
- Tais-toi, vieil homme ! Et dévoile nous le trésor de ces contrées si tu souhaites garder la vie !
- Un trésor, dites vous ? Et bien, s'il y en a bien un ici, je serai ravi de vous aider à le chercher !

A ces mots, le Capitaine, fou de rage, pointa son épée qui frôla le cou d'Alfred.

- Ne joue pas au plus malin avec moi ! J'ai cent hommes avec moi !
- Diantre, je n'aurai jamais assez de thé pour tout le monde. Me voilà fort embarrassé.

Décontenancé, l'homme écarquilla l'oeil qui n'était pas caché par son bandeau noir.

- CONDUIS MOI AU TRESOR !

Mrs Robinson fixa le Capitaine d'un regard noir puis, après quelques secondes, passa derrière Alfred pour se diriger, sans se tourner, vers la forêt. Son ami laissa apparaître un léger sourire entre ses rides.

- Il me paraît clair que vous ne vous étiez pas adressé à la bonne personne, monsieur. Mais si vous voulez bien suivre Mrs Robinson, je suis certain qu'elle pourra vous aider.
- Vous voulez que je suive ce vulgaire matou ?

Mrs Robinson se tourna brusquement et miaula avec sévérité.

- Sauf votre respect monsieur le Capitaine, je vous conseille fortement de prendre garde au vocabulaire que vous employez lorsque vous vous adressez à Mrs Robinson. Elle est très susceptible.

Alfred se permit un geste poli en direction de la forêt puis, sans attendre la permission de l'assaillant, marcha d'un bon pas à la suite de la chatte. Le Capitaine ordonna à ses pirates de ne pas bouger, puis emboîta le pas du vieil homme.

Mrs Robinson pénétra entre les arbres et disparut dans l'obscurité. Alfred Kipps s'apprêtait à faire de même lorsque le pirate, épée levée, le stoppa. Sa voix, jusqu'ici assurée et agressive, se teinta d'angoisse.

- Le trésor se trouve-t-il réellement ici ?
- Puisque Mrs Robinson le pense, j'imagine bien que oui.
- Allez le chercher, et ramenez le moi !
- Croyez vous, mon bon monsieur, qu'un vieil homme comme moi aura la force de déterrer un si gros coffre ?

Le Capitaine déglutit, et l'appréhension se dessina de plus en plus nettement entre ses traits. Un comportement fort inhabituel pour un pirate de son rang, vous en conviendrez.

- Auriez vous peur, Capitaine ?
- CERTAINEMENT PAS !

Alfred Kipps était un homme très intelligent. En s'attaquant volontairement à la fierté de l'imposant pirate, il savait qu'il avait joué avec sa corde sensible. C'est ainsi que les deux hommes pénétrèrent dans la sombre forêt, où les attendait Mrs Robinson, exaspérée et impatiente de retourner vaquer à ses occupations.
Au fil de leur marche, le Capitaine perdit de son assurance. Si les arbres au tronc épais, les sentiers de terre tortueux et les sons indéfinissables qui émanaient du feuillage apaisaient Alfred Kipps, il en était tout autre pour le pirate qui s'y sentait, de toute évidence, bien moins à l'aise qu'en mer.

- Sommes nous bientôt arrivés ?
- Je n'en ai pas la moindre idée ! s'exclama le passeur d'un ton enjoué.
- Comment pouvez vous être sûr que le chat ne vient pas simplement chercher de quoi se mettre sous la dent ?
- Mrs Robinson est bien plus raffinée que cela, voyons. Regardez, vous l'avez à nouveau offensée !

La chatte s'était tournée. Assise, elle fixait le pirate avec intensité.

- Ne vous arrêtez pas ici, conduisez moi au trésor ! Et dites à votre chat d'arrêter de me regarder de la sorte !

Mais Mrs Robinson ne daigna pas bouger. Elle ne cilla pas. C'en était trop pour le Capitaine. La panique prit le dessus sur la colère. Son front devint moite, sa main eut grand peine à maintenir son épée droite, et il s'adossa lourdement contre un arbre. Alfred Kipps, lui, observa la scène avec grand intérêt.

- Arrêtez cela ! Cessez !

Le passeur approcha du pirate effrayé et posa une main sur son épaule.

- Est-ce le noir qui te fait peur ?
- Comment osez-vous je... Arrêtez... Je...
- Laisse-moi me présenter. Mon nom est Alfred Kipps. Je garde l'un des nombreux passages entre les mondes, que tu visites grâce à ton imagination et tes rêves.
- Fou ! Vous... vous êtes fou !

Alfred émit un léger sourire.

- Pourquoi as-tu peur du noir ?
- Des monstres... Partout ! Des monstres !
- C'est bien ce qui me semblait. Tu es un pirate, tu veux trouver un trésor... Et bien nous allons faire en sorte que ce rêve t'aide et soit une grande aventure.
- Vous mentez ! Faites moi sortir d'ici ou je vous...
- Quel âge as-tu ?

Le Capitaine stoppa net tout mouvement.

- J'ai... J'ai...

Et en un instant, plus de chapeau, plus de costume. Une toute autre personne faisait face à Alfred Kipps. Cette fois, c'était lui qui devait baisser les yeux pour croiser son regard avec le sien.

- J'ai six ans...

L'enfant, dans son petit pyjama bleu, pleurait et baissait les yeux.

- Et bien permets moi de te dire que tu as une bien grande imagination pour rêver de si grandes aventures mon petit. Je t'en félicite !

Le garçon leva un regard timide vers Alfred.

- Comment t'appelles-tu ?
- Jonathan...
- Et bien Jonathan, tu as une mission à accomplir avant de te réveiller. Moi, j'aide les personnes qui viennent ici à vivre leurs grandes aventures nocturnes. Et je te rappelle que la tienne n'est pas encore terminée !

Aussitôt, une épée et une carte apparurent dans les mains de Jonathan. Ses yeux s'illuminèrent lorsqu'il découvrit, sur le parchemin jauni, l'emplacement du trésor.

- Et bien Capitaine Jonathan, si vous nous guidiez jusqu'au trésor ?

Timidement d'abord, puis avec un peu plus d'assurance à chaque pas, le petit garçon parcourut les sentiers de la forêt. Bientôt, sous ses yeux apparut un coffre ouvert débordant de pièces d'or et un large sourire lui fendit le visage.

- Le trésor ! C'est le trésor !
- Bravo à toi ! Mais un trésor est toujours protégé, et je crois bien qu'il va te falloir affronter son gardien !

Sur ces mots, des craquements de brindilles se firent entendre non loin du coffre. Puis une large silhouette s'extirpa de l'ombre des arbres.

- Le monstre ! C'est le monstre !

Alors que la panique s'empara à nouveau de l'enfant, Alfred fit preuve de calme.

- Tu as une épée non ? Et tu es un pirate ! Je suis certain que tu peux vaincre les monstres du noir !
- J'ai peur !
- Tu es arrivé jusqu'ici ! Et un pirate n'abandonne pas, je me trompe ?

Jonathan se tourna vers le monstre, qui avançait doucement vers lui. Tétanisé, le petit garçon ne bougea pas. Mais un miaulement lui rappela qu'il n'était pas seul. Mrs Robinson, désormais assise près de lui, le fixa avec détermination. Le petit garçon sourit faiblement à la chatte puis brandit son épée et avança prudemment, sa partenaire à ses côtés, vers la terreur de ses nuits. Le monstre face à lui leva un bras velu mais le petit garçon, désormais armé de courage, contra son attaque avec son épée. Ce dernier, renforcé par cette première victoire, enchaîna les coups maladroits sur la bête. Affaibli par le courage grandissant de son assaillant, le monstre finit par tomber sur un ultime coup d'épée.
Jonathan se tourna vers Alfred, le visage rayonnant.

- J'ai réussi !
- Tu es un adversaire redoutable, tu sais ! Tu fais un excellent pirate !

L'affrontement terminé, c'est d'un bon pas que le passeur, sa partenaire et l'enfant quittèrent la forêt qui n'effrayait désormais plus personne. Sur le rivage, les pirates accueillirent le petit garçon comme le brave Capitaine qu'il était.
Toujours vêtu de son pyjama bleu, une épée à la main et un chapeau trop grand pour lui sur la tête, Jonathan embarqua sur son navire en saluant les deux acolytes. Puis lentement, le bateau hissa les voiles et, avant d'atteindre l'horizon, se dissipa.

Alors que Mrs Robinson retrouvait avec joie le coin qui lui était réservé auprès du feu, un petit garçon se réveilla. Il ne garda que de faibles souvenirs d'un homme au chapeau melon, d'une chatte et d'un grand navire. Mais à compter de ce moment, il attendit chaque jour avec impatience l'heure du coucher pour chasser de nouveaux trésors et affronter les monstres de la nuit.

Merci à vous trois pour ces compliments ! Je dois avouer que je n'ai pas publié ce texte sans appréhension étant donné que le premier était à part, servait à introduire, avec des explications et une petite rencontre pour illustrer. Celui-ci est donc le premier qui rendre dans le vif du sujet si je puis dire. On ne peut plus ravi, donc, que vous l'ayez apprécié !

Voilà un commentaire qui me fait bien plaisir ! Merci MK pour cet enthousiasme !
Très attaché à ces deux énergumènes, je suis ravi qu'ils vous plaisent et espère que la suite de leurs aventures vous réjouira tout autant !