1990.
La Guerre Sainte opposant les chevaliers d’Athéna aux surplis d’Hadès vient d’arriver à son terme. Grâce au dévouement sans faille des chevaliers de bronze, le dieu maléfique a été emprisonné dans une jarre sacrée qui le retiendra prisonnier pendant près de deux siècles. La Terre, l’humanité a été sauvée in extremis du chaos et de la destruction et bénéficie désormais de deux siècles de paix environ. Pourtant, les pertes furent nombreuses parmi les fidèles d’Athéna, les chevaliers du Sanctuaire. Tous les puissants chevaliers d’or sont morts dans la bataille, de même que les chevaliers d’argent. Ne reste que quelques chevaliers de bronze.
Et Kinaï.
***
Ils sont tous morts. Tous les chevaliers d’or ont péri dans la bataille.
Cette guerre sainte n’a épargné presque personne. Seuls les bronzes ont survécu, avec un Pégase plus mort que vif, et moi.
Athéna ne veut plus s’occuper du Sanctuaire, des chevaliers, des guerres… Il va falloir faire sans, car personne ne peut s’opposer à la volonté d’Athéna, celle à qui tous ont juré fidélité.Lui, il ne l’avait pas encore fait.
Dans un lieu perdu au milieu des montagnes tibétaines, inaccessible à la quasi-totalité des êtres humains, le petit garçon s’adressait à sa propre personne, d’une voix morte.
- Je m’appelle Kiki, j’ai huit ans, j’ai servi Athéna depuis que je sais marcher au côté du chevalier d’or du Bélier et unique réparateur des armures sacrées, Mu. Mu. Tu… Tu me manques.
Faisant un effort considérable pour se soulever du sol avec ses bras, le petit garçon se traina laborieusement sur le sol rocailleux jusqu’à arriver au bord d’un petit ruisseau. Là, il observa son reflet comme s’il pouvait y trouver des réponses. A travers les larmes ruisselantes qui mouillaient ses joues, il ne distinguait que le roux de ses cheveux et l’éclat terne de ses yeux bleus.
Il se sentait seul. Terriblement seul.
Peut-être était-ce pour cela qu’il ne se nourrissait plus depuis des jours.
Toute sa vie, il l’avait passé au service de son maître, il était promis à poursuivre son œuvre. Mais il ne s’était pas attendu à devenir si tôt le nouveau et dernier représentant du peuple de l’Atlantide, les forgerons des armures sacrées. Il avait envie de fuir, de mourir aussi. Mais une certitude le hantait plus encore que ces idées morbides.
Sans lui, s’il mourrait aujourd’hui, plus personne ne pourrait réparer les armures et alors la grande histoire des chevaliers d’Athéna prendrait fin. Toutes avaient été détruites ou gravement endommagées. Alors dans cette situation, que pouvait-il faire ?
Non, pire que cela. Que devait-il faire ?
Former un nouvel apprenti avant de se donner la mort ?
Impossible ! Seul un enfant de l’Atlantide pouvait maîtriser cette technique, et à huit ans, il était tout simplement le dernier descendant de sa lignée. De là, il n’y avait qu’une seule voie qui s’offrait à lui, un seul avenir possible.
Il devait apprendre les techniques de réparations et devenir maître à son tour.
Bien sûr, Kiki avait maintes fois observé son maître à l’œuvre, mais ça ne suffisait pas. Il lui fallait retourner au Sanctuaire, en Grèce, et parcourir tous les ouvrages de la grande bibliothèque traitant du sujet. Au-delà ce ça, il devrait devenir à son tour un chevalier et endosser l’armure de la constellation du Burin, la seule qui permettait de manier les outils nécessaires aux réparations. Ensuite, il maîtriserait la technique… Et après ça… il formerait un disciple à son tour.
Devait-il vraiment faire cela ?
A seulement huit ans, Kiki avait été privé de son enfance. Bien sûr, ses actes et ses responsabilités étaient déjà ceux d’un adulte depuis longtemps, mais pour la première fois de sa vie il était sur le point de faire un choix, de lui-même, contre son propre gré, contre ses rêves et ses espoirs, qui l’obligerait à suivre un chemin tout tracé. A huit ans, Kiki savait que pour garantir la pérennité des armures à travers les âges, et donc pour permettre aux chevaliers de demain de protéger l’humanité, il devrait avoir une descendance et former son enfant comme lui-même avait été formé par Mu, son ainé.
- Maître, fit l’enfant au bord de l’eau, pourquoi vous m’avez laissé tomber ? Qu’est-ce que je fais moi, maintenant ? C’est vrai…
Sa voix s’étrangla dans sa gorge. Des sanglots irrépressibles l’empêchaient de s’exprimer.
- Je… J’me sens seul ! J’me sens seul !
A huit ans seulement, on n’est qu’un enfant…
- J’ME SENS SEUL !
Mais ce cri d’à l’aide, personne ne pouvait l'entendre.
Pleurant comme s’il n’y avait pas de limite à la source de ses larmes, Kiki s’oublia et sombra dans l’inconscience après des heures de souffrance. Finalement, mourir ne serait peut-être pas si difficile. Ca ne serait pas plus douloureux que ce qu’il vivait actuellement.
Et les jours passèrent. Des jours où il ne daigna pas esquisser le moindre mouvement. Si la respiration n’était pas un acte mécanique du corps, il y a bien longtemps qu’il aurait péri. Pourtant il continua à vivre, malgré lui. Malgré sa volonté même.
Et ainsi deux jours passèrent.
Puis trois, quatre.
Puis cinq, dix, quinze.
Il était amaigri, victime d’une déshydratation terrible, affamé, mais il n’arrivait toujours pas à mourir. Sa léthargie ne suffisait pas et à chaque fois qu’il s’était senti au bord d’une douce inconscience, il avait senti une chaleur l’envelopper. Une bienveillance sans nom.
Quelqu’un, quelque part, voulait qu’il vive, qu’il n’abandonne pas.
- Pourquoi… Pourquoi est-ce que tu ne me laisse pas ? sanglota un jour l’enfant alors qu’il lui semblait ne faire plus qu’un avec cette pierre dure choisie pour linceul.
Et dans sa conscience, une voix profonde et douce lui répondit.
- Parce qu’il serait trop facile de mourir, tu dois reprendre le combat.- Maman ?
- Kinaï, sans toi les armures seront mortes. Sans toi, le Sanctuaire n’aura plus lieu d’être et les chevaliers sans armures se retrouveront démunis. Tu ne dois pas mourir.- Athéna ?
- Vis !- Mais… je n’ai plus rien.
- Tu as l’espoir !- … L’espoir ?
- Les chevaliers d’or, de bronze et d’argent ont donné leur vie pour sauver la Terre. Aujourd’hui, c’est ton devoir et ton fardeau. Pour les chevaliers qui sont morts, pour l’humanité, et pour Mu, tu te dois de retrouver la volonté de vivre.- Mais vous, vous avez abandonné. Vous avez quitté le Sanctuaire. Alors pourquoi moi je devrais me battre ?
- Kiki. Pauvre Kiki, tu as si mal par ma faute... Ton cœur souffre tellement. Relève-toi, et rappelle-toi que si ma vie ne se déroule plus au Sanctuaire, je n’en reste pas moins la déesse en charge de la Terre. Pour toi aujourd’hui, je suis là.- Alors si je ne suis pas mort, c’est grâce à vous ? C’est votre cosmos qui m’a permis de vivre ?
Pour toute réponse, il n’entendit que d’une voix lointaine :
- Tant que tu n’auras pas totalement perdu espoir, je veillerai sur toi.Et la présence de la déesse se dissipa tout à fait. Athéna était partie.
Malgré son état physique déplorable, les idées se chamboulaient dans la tête du petit Kinaï. Et les mots d’Athéna tourbillonnaient sans cesse dans son esprit.
L’espoir, l’avenir, l’espoir…
Pouvait-il seulement se permettre de mourir ? Le voulait-il toujours ? Le voulait-il… vraiment ?
Kiki ne savait pas encore ce qu’il devait répondre à cette question. Par contre, pour le moment, il avait soif et se décida à boire.
A des milliers de kilomètres de là, sous les traits de la jeune Saori Kido, Athéna sourit.