La hache siffle en passant au-dessus de ma tête, m'arrachant un bout d'oreille.
Pris dans la frénésie de la bataille, je parviens à ne pas y prêter une grande attention. La douleur reviendrai bien assez tôt. Si je survis.
Il pleut à torrent sur le champ de bataille. Les armes et les armures tintent bruyamment partout autour de moi, l'air est plus qu'humide, le sol est fait de gadoue épaisse et nombreux sont ceux qui perdent l'équilibre d'eux-même avant de finir avec les tripes à l'air.
Partout autour, les corps s'agitent, les cris s'élèvent. Cris de guerre, cris de joie ou de souffrance, hurlements de victoire et plaintes de l'ami perdu.
Mon nez saigne aussi. Le sang coule jusque sur mon menton, emplissant au passage ma bouche d'un goût métallique. Mes yeux pleurent aussi. Les guerriers pleurent toujours dans les batailles, contrairement à ce qu'on dit. Comment se protéger d'un tel spectacle sinon ? Et puis la douleur. On a mal, nulle part et partout à la fois.
- Aaaaaaaah ! crié-je en abaissant mon épée.
Coup de chance, mon cri l'a effrayé - ou peut-être était-ce mes yeux fous - et ma lame s'enfonce presque jusqu'à la garde dans son corps, à partir du cou.
Dans ses derniers instants, ses forces l'abandonnent avec une rapidité sidérante, il relève la tête et me regarde.
Ils font tous ça. Les vrais guerriers. Ils veulent voir celui qui les as conduit à la tombe.
Moi.
Ils prennent conscience de ce qu'il se passe, et de ce qui va suivre.
Je respecte cela. Alors je le regarde aussi.
Autour de nous des hommes s'étripent, se fracassent, s'entrechoquent et se fendent le crâne sans pitié. Mais pour nous deux, c'est comme si le temps s'était arrêté.
Cet homme a beau être un brave, il pourrait être mon fils.
Tandis que moi, il me pousse une barbe épaisse et doucement grisonnante aux extrémités, que mes yeux sont plus fades qu'il y a vingt ans, que des rides plissent mon front, lui est brillant, rasé, sa peau est claire... Ce n'est pas quelqu'un qui est habitué à combattre. Pourtant il s'est conduit comme un vrai guerrier.
Mais ses forces continuent de l'abandonner et nous savons tous les deux qu'il est condamné.
Dans son regard naît un éclat étrange et fugace, disparu sitôt repéré. Immédiatement j'ai la sensation de le voir sourire, mais il ne sourit pas. Il se tord de douleur. Il sait que c'est fini, mais il se dégage néanmoins de lui un calme absolu. Une forme de résignation, de renoncement que seuls les condamnés peuvent ressentir.
Combien de fois l'ai-je vu, cet regard ?
Le jeune guerrier me dit quelque chose dans son silence.
J'acquiesce. Ça semble lui faire plaisir.
- Salut camarade, dis-je. On se retrouvera là-haut, ou ailleurs.
Enfin ses genoux rencontrent le sol, son regard se perd dans cet ailleurs que je n'ose nommer et il tombe lourdement face contre terre.
L'ennemi s'est écroulé. Et il a souri une dernière fois, acceptant sincèrement sa mort.
Un duel se termine, un nouveau commence. Le temps reprends sa course folle.
Encore un jeune. Nous, nous sommes moins nombreux, moins jeunes. Seule l'expérience est de notre côté dans cette bataille. Certains d'entre nous vont-ils s'en sortir ?
Pas moi.
Il pleut. Je pare son attaque mais glisse.
Chute.
Je hurle de douleur et de frustration car je sens une onde dévastatrice pour ma volonté partir de mon genou. Il doit être disloqué. C'est fini.
Je pare. Je pare. Je pare. Je... meurs.
Sa lame me perfore le cœur, entre les plaques de mon plastron.
Je comprends ce qu'il se passe. Je sais ce qui va suivre.
Relevant mon visage pour mieux voir le sien, je le détaille du regard. Lui fait de même.
Il est plus jeune, bien plus jeune. Il ne sourit pas, il n'est pas fier de ce qui a lieu.
Son regard se détourne. Il me fuit.
Non ! C'est mon instant, je n'ai pas mérité cela !Je veux m'énerver, récupérer mes appuis, retrouver mon équilibre, lever ma main, armer mon bras, l'abattre une dernière fois...
Mais mes forces m'abandonnent avec une rapidité proprement sidérante. Ça m'étonnera toujours.
Ma tête commence à tomber sur le côté, l'oreille touche désormais l'épaule. Devant mes yeux, il y a un homme couché sur le dos. Sa respiration est sifflante. Je le connais... mais ma mémoire me fait défaut à présent.
Il me regarde. Il me reconnaît. Et finalement moi aussi :
Celui qui m'a porté le coup fatal quelques instants plus tôt.
Mon meurtrier.
Entre nous le temps s'arrête.
Dans ses yeux je vois lueur. Je sais que je meurs et que le dernier souffle est proche. Le comprend-il ?
Je retrouve quelque chose au fond de moi, ça afflue.
Le pardon. L'acceptation de l'inéluctable. Le renoncement...
Pourquoi m'accrocher à la vie ? Elle est perdue de toute façon. Voilà, c'est là la fin de mon existence.
Merci. Fermeture du rideau. Au revoir.
Je pars avec un sentiment de sérénité totale. J'accepte ma mort et je trouve ça beau.
... Sérénité morbide.
***
Néant.
Je erre dans un océan de vide.
Il y fait noir et je ne sens ni chaud, ni froid, ni faim, ni rien du tout. Pas une brise passant entre mes doigts. L'enfer ? Le chemin du paradis ?
- Bonjour, l'ami !
- Bonjour ?
Je suis face à un personnage étrange, inconnu et pourtant connu de tous, depuis la nuit des temps.
- Vous êtes la Mort ?
La Mort rit gentiment comme si j'avais fait une bonne blague.
- Ici, on m'appelle plutôt la Grande Faucheuse. « Mort » fait un peu trop frivole en public.
- Oh, dis-je sans trop savoir pourquoi.
Je ne sais pas quoi dire, heureusement il, ou
elle, prend les devants.
- C'est « il », pas « elle ».
- D'accord.
- Tu es déboussolé, c'est normal. Allez, viens, on va marcher un peu.
Et, m'enlaçant les épaules de son bras décharné, elle m'emmène en marchant dans le vide. Petit à petit, un décor prend forme. Nous sommes dans un couloirs en bois anciens et de nombreuses personnes font des va et vient ente les multitudes de portes qui parsèment les lieux.
La Grande Faucheuse continue, sur un ton qui se veut amical.
-
« Sérénité morbide » ! J'ai vraiment apprécié ce dernier trait de poésie. Il est rare de trouver, comme ça au tout dernier instant, une formulation aussi juste.
- ...
- ...
- C'est pour me dire merci que vous...
- Non.
Il s'arrête et m'attrape les deux épaules en se mettant face à moi. Son visage est entre le squelette et le cadavre, pourtant il ne pue pas la charogne et garde une étonnante vitalité dans le regard. Il semble plus vivant que beaucoup de « vivants » qu'il avait croisé... de son vivant.
- Non, ça c'était pour te mettre à l'aise. J'ai une proposition pour toi. Durant ta vie de guerres, tu as fait beaucoup de morts.
- Vous allez me faire bourreau en enfer ?
- Non. Laisse-moi finir. Sur Terre, on se dit que les combattants dégénèrent à force de combattre, et ce n'est pas tout à fait faux. Mais il n'y a pas que ça. Je t'ai observé, bonhomme, et c'est pour cela que tu es venu directement ici, qu'aucun faucheur n'est venu te chercher.
- Je ne comprends pas, Grande Faucheuse. La Mort, c'est vous, non ?
- Encore une fois, non. Moi, je supervise, mais vous êtes trop nombreux depuis trop longtemps, alors je délègue. Et il faut du doigté pour venir chercher une âme en peine sur Terre, la rassurer, la comprendre et la convaincre de « passer le pas ». Toi qui as semer la mort, tu as tout de même fait preuve d'une grande humanité en apportant à tes victimes le respect et, si j'ose dire, l'écoute dont ils avaient besoin. Tu l'as bien compris, tu ferais un très bon faucheur, tu as toutes les qualification. Alors, on est parti ?